Ober Gabelhorn – 4063 mètres (il paraît)

Un sommet n’est le terme qu’en apparence et le chemin vrai n’a de sens que s’il mène au cœur de soi.

Michel Deshorbay

Je ne connais même pas ce brave Michel Deshorbay. Et je sais que ça peut faire un peu citation de Paolo Coelho ou d’un magazine type Femme actuelle. Ce genre de phrase un peu cliché et dégoulinante de bons sentiments. Je crois bien que j’aurais pensé ça en lisant cette citation avant l’Obergabelhorn. Mais ça, c’était avant.

 

21-22 juillet 2013

Tout avait bien commencé. Un joli week-end à Zermatt, une grasse matinée et un puissant petit-déjeuner. Nous étions fin prêts pour retrouver Jérôme et Yoann, que nous avons connu grâce à un cours d’escalade. Et puis nos dernières courses se sont bien passées, nous décidons de garder cette dynamique et de tenter quelques beaux sommets, puisque les conditions météo le permettent.

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Notre choix se porte sur l’Obergabelhorn… Cette montagne est tellement belle et m’a si souvent fait rêver… elle fait partie de la couronne impériale et pour moi c’est l’une des plus esthétique. Bref, ça me met bien la pression… Je me réjouis d’y aller, mais j’ai également quelques doutes et appréhensions. Après nos courses de la semaine dernière, ai-je bien récupéré ? Est-ce que je n’en fais pas un peu trop ? Vais-je tenir le rythme ?

Malgré moi, j’instaure une réflexion assez négative ; je redoute la nuit en cabane, la (longue) montée à la rothornhütte, la durée de la course et son engagement… Au lieu de me réjouir des sommets que je verrai, j’épie les dénivelés, je guette les difficultés.

C’est donc stressée et remplie de doutes que je débute la montée à la cabane. Il fait un soleil de plomb et rapidement je suis trempe et je traine le pied. Guillaume et Jérôme sont devant, moi je fais le boulet derrière, comme d’hab, avec Yoann qui tente tant bien que mal de me tenir compagnie et de me changer les idées. Je lève la tête et repère assez vite la Wellenkuppe et l’Ober. Ils me paraissent tellement imposants, tellement loin que ça me scie encore plus les pattes.

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Nous faisons une pause salutaire au Trift, buvons un délicieux thé froid maison et nous repartons. Cette fois ça va mieux, me voici hydratée et il fait déjà plus frais grâce à l’altitude.

Après un peu plus de 4h de montée, nous arrivons à la cabane de la Rothorn. Nous y avions déjà dormi l’année passée, lorsque nous avions fait le Zinalrothorn, et je me rappelle d’une polenta fameuse !

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Hé bien, le soir, nous retrouvons cette polenta crémeuse incroyable. Quel bonheur ! Il y a environ 15 personnes dans la cabane, et en face de nous un couple belge très sympa. C’est une chouette soirée, mais c’est vrai que je stresse de plus en plus. Je n’arrête pas de bassiner mes guides avec mes questions cliché (hé mais tu crois que je vais y arriver ? hé mais tu crois que c’est pas trop dur ? Hé mais tu crois qu’on va pas exploser l’horaire ?). Nous profitons des derniers rayons de soleil sur la terrasse lorsque nous voyons une cordée redescendre de l’Ober. Il est passé 18h… Ah ben super, ça donne confiance ça…

Je me couche la tête remplie de doutes, mais j’arrive quand même à dormir un peu (la vie est surprenante des fois). Jérôme et Yoann ont décidé d’avancer le départ de la course à 2h30 au lieu des 3h prévus pour le petit-déj, à cause des risques d’orages annoncés. À 2h nous sommes donc seuls dans le réfectoire, et Jérôme a allumé des bougies. Petit-déj aux chandelles à 2h du mat et à 3000m d’altitude. Pas mal non ?

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Nous partons vers 2h30 pour rejoindre le glacier. De là, nous nous encordons et chaussons les crampons pour une longue traversée du glacier. Le début, à plat, nous permet de nous échauffer gentiment. Mais rapidement, je vois des flashes. Plein. Je me demande ce que Guillaume peut prendre en photo, après tout c’est un glacier et de nuit niveau panorama c’est moyen.

Au bout d’un moment, je comprends que les flashes qui crépitent ne viennent pas d’un appareil photo mais d’éclairs sur le Mont Rose. Ça n’arrête pas et ça me fait vraiment flipper. J’ai un peu cette sensation qu’on s’enfonce dans l’inconnu, dans le purgatoire. Nous montons cependant vaillamment dans la neige pour nous rapprocher du début de la partie rocheuse de la Wellenkuppe.

Je stresse, mais alors je stresse vraiment. Les orages me rappellent de mauvais souvenirs, surtout lors de la descente de la Dent Blanche ou du Cervin, où nous avions dû puiser dans nos ressources pour nous dépêcher de rentrer à la cabane. Je ne suis pas vraiment en forme aujourd’hui, et sur une course aussi engagée, pas sûre de pouvoir aller plus vite…

Je fais au mieux et grimpe sur le rocher à la lumière de ma frontale. Ce n’est pas évident, et au niveau du style c’est moyennement élégant, mais ça a le mérite de nous faire gagner peu à peu d’altitude.

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Peu à peu, le soleil se lève. Il souffle et j’ai un peu froid… le ciel s’embrase sur le Zinalrothorn, et même si c’est magnifique, je continue de me dire que l’orage va bientôt arriver. Petit à petit, le Cervin sort de la nuit. Au lieu de m’extasier sur cette montagne qui me rappelle des souvenirs uniques, je scrute les moindres nuages, je balise, j’angoisse. Le Zinalrothorn est dans un nuage méchamment gris, le Mont Rose est bouché…

Malgré les mots encourageants de Jérôme et Yoann qui me garantissent que nous n’allons pas nous prendre d’orage, la peur prend peu à peu possession de moi… de mon cerveau, de mon corps. Je suis incapable de me concentrer, de trouver un rythme ou d’avoir le minimum de plaisir. C’est un comble, car le panorama est juste incroyable, les conditions parfaites et que nous sommes seuls au monde, à part une cordée derrière nous.

J’essaie de prendre sur moi, j’ai l’impression d’aller lentement, de perdre pied. Aucune notion de plaisir, juste la peur de ne pas y arriver, de me faire foudroyer ou de retarder mes camarades et de les exposer à des ennuis.

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Nous rechaussons les crampons pour monter à la Wellenkuppe et sa pente en neige. Je mange un truc pour me redonner des forces. J’essaie de me résonner, mais j’ai l’impression que c’est peine perdue… Aussitôt au sommet, nous redescendons environ 100 mètres. Je suis machinalement. Je n’arrive pas à me concentrer ou à me raisonner, ni à relativiser et à profiter de cette course. Je me trouve terriblement pathétique.

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Nous revenons sur du rocher et laissons nos crampons. Il y a des cordes fixes qui me scient plus les mains qu’elles ne m’aident… Je décide de m’en passer quand c’est possible et effectivement ça va mieux. Puis nous arrivons au gendarme. Je le passe sans même m’en rendre compte, tellement j’angoisse. Jérôme et Yoann décident de se concerter pour savoir si on continue la course ou non. Je regarde Guillaume, qui n’a pas l’air beaucoup plus serein que moi. Au même moment, un gros nuage enveloppe l’Ober et j’ai plus peur encore. Jérôme appelle Cointrin, qui nous annonce qu’il n’y aura pas d’orage avant midi au moins. Il est 6h du matin, ça nous laisse le temps, nous ne sommes qu’à une heure environ du sommet.

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Mais j’ai tellement peur que je n’arrive pas à me résonner. Pire encore, j’ai le ventre noué et des vertiges. La peur a littéralement pris possession de mon corps. Je jette un coup d’œil sur cette dernière partie, qui a l’air conséquente et très engagée. Je prends la décision de renoncer et laisse Guillaume et Yoann partir vers le sommet.

Je retourne les talons. Et c’est comme si un troupeau d’éléphants obèses, ou n’importe quoi d’autre super lourd, me passait sur le corps et m’écrasait les épaules.

Alors oui je sais, c’est courageux de renoncer, la montagne reste là et je pourrai faire le sommet un jour, on a eu une chance incroyable avec Guillaume de faire tout ce qu’on a fait, j’ai eu raison de ne pas prendre de risques inutiles… J’essaie de me dire toutes ces phrases sur la descente, mais je suis anéantie. Tellement triste et déçue.

Je pleurs à grosses gouttes, et même avec mes lunettes à effet miroir, Jérôme n’est pas dupe et essaie de me consoler comme il peut. Les seules choses que j’arrive à lui dire c’est que je suis désolée de ne pas lui avoir permis d’aller au sommet. Et mon constat : la douleur de renoncer est tellement plus grande et difficile à gérer que la douleur de l’effort physique.

Nous remontons pour regagner la Wellen. Je regarde mon bien-aimé se débrouiller comme un chamois, si près du sommet. Je suis fière de lui, j’aimerais être avec lui. J’aimerais partager ce moment. Le ciel est à nouveau bleu. Je suis anéantie.

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La descente est rapide pour moi, je n’y prête aucune attention. Je ressasse mes doutes et sais désormais que je dois faire quelque-chose de positif de cet échec, le premier pour moi. Il me montre que rien n’est jamais acquis et que la montagne a le dernier mot. Je sais que dit comme ça, ça fait un peu Jean-Claude Van Damme, mais voilà. Elle a toujours le dernier mot et je dois l’accepter. J’ai eu un bol incroyable de pouvoir faire le Zinalrothorn, le Mont Blanc, le Cervin, la Jungfrau et bien d’autres en une année, à chaque fois du premier coup, et avec mon chéri. C’en est presque indécent, pour certains c’est le but d’une vie. C’était peut-être un peu trop beau pour être vrai et pour que ça se prolonge…

Je sais que je dois entamer une grosse remise en question. Que la notion de plaisir n’est plus là et que je dois la retrouver. Que j’ai sans doute trop tiré sur la corde, que je me suis laissée entrainer dans un truc malsain, sorte de « course à la performance », où cette obsession malsaine d’enchaîner les sommets, avec des courses toujours plus dures, toujours plus longues… Est-ce que je ne suis pas devenue ce cliché des alpinistes qui veulent toujours plus qu’ils en oublient l’essentiel : le plaisir ?

J’ai sans doute voulu bien faire, me prouver que je pouvais y arriver. Cet échec me fait l’effet d’une gifle, mais il me permet d’avoir à nouveau les pieds sur terre et de redéfinir mes priorités. Par exemple, renouer avec des courses plus simples, belles, plus courtes, ne pas mettre la montagne au centre de ma vie, ne pas m’en dégoûter. Je vais devoir réapprendre à la connaître, lentement, sûrement, réapprendre aussi à me débarrasser de cette pression malsaine et de ce stress qui m’empêchent d’admirer un paysage, une fleur, une lumière… Croire petit à petit en moi, en ce que je suis capable de faire.

C’est sur ces grandes réflexions que j’entame la descente vers le Trift avec Jérôme. Je scrute la montagne pour apercevoir Guillaume. La dernière partie avait l’air très engagée et je me fais du souci, même si je sais qu’il est entre de bonnes mains.

Guillaume et Yoann nous rejoignent au Trift. Je suis tellement contente de le retrouver. Il me raconte le sommet, et me dit qu’il lui manquait quelque-chose là-haut, que sans moi, il n’a pas l’impression d’avoir vraiment été au sommet. Je l’aime, ce Guillaume. Ça me fait tellement du bien qu’il me dise ça, qu’il me dise aussi que je ne l’ai pas déçu.

Yoann et Jérôme me réconfortent aussi. Vu de l’extérieur ça doit faire un peu réunion « main tendue », mais ça me fait du bien. Pouvoir être vraie, exprimer mes doutes, mes envies, sans me soucier du quand dira-t-on.

Jérôme me demande si je vais écrire un truc sur mon blog pour cette course. C’est vrai, je n’ai pas été au sommet. Ceux qui lisent ce billet et qui espéraient connaître des détails techniques sur cette course seront déçus. Ceux qui n’aiment pas Paolo Coelho ou Jean-Claude Van Damme aussi (on a les références qu’on peut). Oui, j’ai échoué. Ce ne sera sans doute pas la dernière fois. Je n’ai pas été au sommet, mais j’en ai fait quand même, du chemin, depuis. Avec un peu moins de dénivelés, mais niveau engagement, je crois que je tiens la route.

 

 

 

 

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